Les entreprises françaises ont désormais, paraît-il, bien pris le virage de la transformation numérique. C’est ce que disent les enquêtes, basées pour la plupart d’entre elles, on le sait, sur du déclaratif. Pourtant, en y regardant de plus près, on constate que presque toutes les PME et la majorité des ETI n’en sont qu’au stade du site web et de la petite boutique en ligne (avec une logistique rarement à la hauteur). Beaucoup en sont même restées au « brick and mortar » et utilisent à peine leurs smartphones. Quant aux grands groupes, ils se sont mis en ordre de bataille il y a quatre ou cinq ans, avec la nomination de CDO (« Chief Digital Officers ») – rapidement rentrés dans le rang de la DSI (Direction des systèmes d’Information), avec des initiatives d’ « Open Innovation » à foison ; la migration vers des architectures hybrides « multicloud » ; la diffusion massive d’outils numériques et la profusion de projets-maquettes (ces fameux « POC », acronymes de « Proof of Concept ») portant sur tous les sujets « hypes » du moment : le Big Data, l’Intelligence artificielle, les objets connectés, etc.
Or force est de constater qu’en réalité, aujourd’hui, après ces quatre ou cinq années de « démarrage », près des trois quarts de ces POC, même validés par un « business case » positif (étude de ROI, retour sur investissement, à la clé), en restent là. Ils ne sont pas déployés. Bref, tous ces POC font plouf !
Pourquoi ?
Essentiellement parce qu’ils sont développés par des enthousiastes, externes ou internes à l’entreprise, dont la démarche est biaisée par leur volonté absolue de démontrer que « le truc va marcher ». Ces enthousiastes sont confrontés à des décideurs sceptiques et cartésiens, qui connaissent bien la complexité des organisations qu’ils pilotent et qui pèsent longuement le pour et le contre avant d’appuyer sur le bouton. Les sceptiques cherchent longtemps des raisons de ne pas y aller. Et ils finissent toujours par en trouver. Car la culture française n’a pas intégré le droit à l’erreur, elle déteste le risque et n’a toujours pas adhéré aux concepts pragmatiques du « test and learn » qui prévalent dans une démarche de transformation numérique.
Casser le POC et tout recommencer
Le dialogue entre les enthousiastes et les sceptiques est un dialogue de sourds qui ne peut pas aboutir. Le « POC » est le résultat de cette incapacité à dialoguer. C’est une porte de sortie honorable, qui permet d’y aller sans y aller vraiment, tout en y allant quand même. C’est un « os à ronger » que les sceptiques concèdent aux enthousiastes pour gagner du temps. Les enthousiastes le voient comme la première étape de ce voyage numérique dans lequel ils veulent absolument emmener l’entreprise ; ils se réjouissent d’avoir ainsi gagné une première bataille. Les sceptiques considèrent qu’il n’y a aucun problème que l’absence de solution ne finit par résoudre. Et aucun POC, aussi réussi soit-il, ne les convaincra jamais.
Car, même si elle compte évidemment pour beaucoup, la dimension technologique (qui constitue souvent 80% du cœur d’un POC) pèse finalement assez peu dans la réussite d’une transformation numérique d’entreprise.
En effet, l’expérience montre qu’il existe cinq dimensions à prendre en considération pour une transformation réussie :
- Une dimension technologique, bien sûr – Il s’agit de ne pas se tromper sur le choix des briques standards à mettre en place pour articuler les projets du digital avec le système d’information existant, de comprendre ce que peuvent apporter l’intelligence artificielle, la blockchain, le big data, comment optimiser les performances de sa DSI, etc.
- Une dimension humaine– Les transformations imposées provoquent le plus souvent des rejets préjudiciables de la part des salariés déstabilisés ; il faut mener une conduite du changement adaptée à son environnement, attirer de nouveaux talents, intégrer de nouvelles compétences, éventuellement en free-lance, et des « millenials », les faire travailler avec les RH en place.
- Une dimension managériale; évaluer sa maturité digitale et mettre en place des indicateurs de performances ad hoc ; donner des objectifs clairs et atteignables qui tiennent compte des usages numériques, donc savoir quels impacts le digital peut avoir sur les directions métiers et les directions fonctionnelles; mettre en place une organisation d’ « open innovation » qui favorise l’émergence d’idées nouvelles ; introduire de l’agilité dans toutes ses méthodes de développement ; encourager la collaboration
- Une dimension business; comprendre les nouveaux « business-models » disruptifs, liés par exemple à l’utilisation des données ; évaluer la possibilité de commercialiser d’éventuels logiciels développés pour l’interne
- Et enfin une dimension stratégique– évaluer les opportunités d’accélérer sa transformation numérique par de la croissance externe (des start-up ?) ; trouver les moyens de financer le digital par des économies réalisées sur l’existant
Les enthousiastes, par nature, parce qu’ils ne veulent pas voir d’obstacles à leur rêve, négligent parmi ces cinq dimensions celles qui les gênent. Ils pensent qu’on peut tout traiter simplement par de la communication, de la pédagogie, de la formation. Sans doute en faut-il aussi, c’est vrai. Mais il faut surtout du temps, des processus, des décisions fortes, des négociations, du marketing, des réunions, des « workshops », du dialogue, des ressources financières et humaines. Bref, du « leadership », une volonté politique, un plan assorti d’objectifs financiers et de mesure des risques, une méthodologie de déploiement multidimensionnelle et un management ad-hoc. Avec des possibilités de réversibilité à chaque étape.
Dès lors, la première étape d’un tel déploiement consiste bien souvent à « casser le POC ». Pour tout recommencer et développer ce que les anglo-saxons appellent un « MVP », un « Minimum Viable Product », c’est-à-dire un projet à fonctionnalités réduites mais en environnement réel et à forte « scalabilité », que les utilisateurs pourront s’approprier facilement, tester et « challenger » en conditions réelles. Avec neutralité et sans enthousiasme débridé, mais avec de la conviction, de l’agilité et du pragmatisme. Et puis progressivement, on enrichit le MVP déjà déployé, avec des fonctionnalités supplémentaires, jusqu’à en faire une innovation qui transforme réellement les usages, améliore l’expérience-client et génère éventuellement de nouveaux revenus.
Mais dans ce cas, me direz-vous, à quoi aura servi le POC ? Bonne question….
Didier Krainc
Fondateur du Réseau «SoWhat ? »
Avec la collaboration de tous les membres de « SoWhat ? »